Acupuncture Traditionnelle et médecine occidentale
(Pour bien comprendre l’article suivant, il est important d’avoir au préalable parcouru les cinq premiers chapitres de ce site.)
De temps en temps un magazine ou journal grand public publie un article qui vante les bienfaits de l’acupuncture. En général, ces articles sont écrits ou inspirés par des médecins acupuncteurs et ils recommandent donc de ne consulter que chez un acupuncteur médecin car lui seul sera capable de poser un diagnostic. Ce genre d’argument a été amplement utilisé à propos d’autres médecines de terrain comme, par exemple, l’ostéopathie ou l‘homéopathie. Il est par ailleurs étonnant que la rédaction des magazines qui publient de tels articles ne se demande pas pourquoi il existe, en occident, plusieurs générations d’acupuncteurs non-médecins, ni pourquoi de nombreux patients préfèrent aller consulter un acupuncteur non-médecin formé à la Médecine Traditionnelle Chinoise plutôt qu’un acupuncteur médecin.
Pour bien comprendre ce que l’argument du diagnostic signifie prenons un cas concret. Une patiente souffrant de migraines ophtalmiques va consulter chez un acupuncteur médecin. En théorie celui-ci va, avant de pratiquer l’acupuncture, établir un diagnostic d’exclusion pour être certain, par exemple, que cette patiente n’a pas de tumeur au cerveau qui serait la cause de ces migraines. Il pourra éventuellement l’envoyer chez un confrère spécialiste pour préciser le diagnostic. Par contre un acupuncteur non-médecin, formé exclusivement à la Médecine Traditionnelle Chinoise, ne pourra pas établir de diagnostic et prendra ainsi le risque d’aggraver (par omission) l’état de santé de sa patiente. C’est en se basant entre autres sur cette argumentation que les praticiens de médecines non conventionnelle sont régulièrement discrédités dans les médias.
Il me semble donc utile ici de clarifier le sujet tout en précisant que mon but n’est pas de dénigrer la médecine officielle et ses représentants (acupuncteurs ou non) qui, dans leur grande majorité, font leur maximum pour soulager les souffrances de leurs patients.
Tout d’abord, je dirai que la question du diagnostic est un faux problème. Elle est fondée sur un a priori selon lequel les patients sont ignares et ne savent pas faire la différence entre la médecine conventionnelle et les médecines naturelles. D’où ces rappels à l’ordre dans les médias pour éviter que les brebis ne s’écartent du troupeau de la médecine allopathique. Cependant, après avoir pratiqué l’Acupuncture Traditionnelle en cabinet depuis plusieurs années, je peux affirmer que pas une seule fois un patient ou une patiente ne s’est présenté devant moi sans être allé au préalable consulter un ou plusieurs médecins généralistes ou spécialistes ce qui signifie:
- que les patients savent pertinemment faire la différence entre un médecin et un thérapeute des médecines non conventionnelles;
- que les patients, lorsqu’ils viennent me consulter, ont une histoire médicale à raconter dans laquelle la médecine officielle a toute sa place.
Si nous reprenons le cas de notre patiente migraineuse, il ne m’est jamais arrivé d’entendre, dans mon cabinet, le discours suivant: « je fais des migraines à répétition depuis quelques semaines, la douleur est insupportable et je viens vous consulter en premier lieu pour voir si vous pouvez m’aider ! » mais plutôt « je fais des migraines depuis plusieurs mois (voire plusieurs années), j’ai essayé tel ou tel traitement (prescrit par mon médecin traitant qui m’a aussi fait subir des analyses) et rien n’y fait. Je viens donc vous consulter pour voir si vous pouvez m’aider avec l’acupuncture ». Ce qui signifie que personne n’est jamais venu me consulter pour une migraine dans sa phase aiguë mais uniquement lorsque l’affection est devenue chronique.
Je n’ai donc pas à me substituer au(x) médecin(s) que cette patiente a rencontré(s) avant moi lesquels ont posé un, voire plusieurs diagnostics différents (et parfois contradictoires), qui n’ont apparemment pas résolu son problème (sans quoi, elle ne viendrait pas me consulter ensuite). Si la médecine officielle n’a pas réussi à soulager ses maux, pourquoi ne pas essayer l’Acupuncture Traditionnelle ?
De plus, il est exagéré de prétendre qu’un médecin va entreprendre un diagnostic d’exclusion à chaque fois qu’il aura affaire à une patiente migraineuse. Un article du Docteur Lemoine concernant la rupture d’anévrisme (Nouvel Observateur, n°2476, p. 92) nous apprend ceci: « Sans pour autant se précipiter à l’hôpital, les personnes qui ressentent des maux de tête, doivent, si la douleur est inhabituelle et d’une intensité extrême, se tourner vers leur médecin afin de passer des examens. Cet avertissement des neurologues semble malheureusement aujourd’hui sous-estimé par le corps médical. »
Une fois résolue la question du diagnostic on est en droit, et ce en toute honnêteté, de se poser la question suivante: les médecins acupuncteurs pratiquent-ils la véritable Acupuncture Traditionnelle Chinoise ?
Certes on ne peut pas nier que la Médecine Traditionnelle Chinoise a compté parmi ses rangs des médecins ayant une connaissance érudite et profonde de ses principes. Le Docteur Bernard Auteroche, auteur de plusieurs ouvrages de référence et que j’ai eu le privilège de rencontrer lors de mes études, lisait le chinois ancien dans le texte et ne se servait pas de traduction lorsqu’il consultait les Classiques de l‘acupuncture. On pourrait tout autant citer les Docteurs Nguyen Van Ghi, Jean-François Borsarello, Jean Bossy et bien d’autres. Toutefois, qu’en est-il de la grande majorité des médecins acupuncteurs ?
Lors d’un voyage d’étude au Yunnan, en 1996, l’un d’eux me confiait: « pour toi, qui n’est pas médecin, l’exercice de l’acupuncture te sera plus facile que pour moi car tu n’auras pas à te préoccuper du diagnostic de la médecine occidentale… alors que moi j’ai sans cesse l’impression d’être assis entre deux chaises. » Plus tard, lors de ma formation auprès du Docteur Liu Dong, une dame d’un certain âge qui était médecin m’avouait « j’ai étudié l’acupuncture pendant trois ans sur les bancs de la Faculté et je ne sais toujours pas comment insérer une aiguille. » Du coup, elle n’avait jamais pratiqué cette spécialité tout au long de sa carrière, malgré son diplôme.
Lorsque je discute avec mes patients durant la consultation, je suis parfois étonné par ce qu’ils me racontent. Car beaucoup ont déjà essayé l’acupuncture ailleurs et n’en reviennent pas lorsqu’ils découvrent enfin ce qu’est la véritable Acupuncture Traditionnelle. L’écoute puis l’interrogation du patient en vue d’établir le bilan énergétique chinois, le choix et le repérage précis (et non aléatoire) des points d’acupuncture, la désinfection de ces mêmes points de même que la désinfection des mains du thérapeute, l’insertion de l’aiguille et sa manipulation en tonification ou en dispersion jusqu’à l’obtention du De Qi (la sensation que l’énergie arrive sous le point), tout cela demande du temps, comme rester auprès de son patient pour éventuellement masser ou chauffer les points sélectionnés et maintenir une présence rassurante. Donc, rien à voir avec la pratique qui consiste à placer les patients dans un box (parfois mal chauffé et mal aéré) et leur poser vite fait quelques fines aiguilles à fleur de peau avant de les abandonner pour passer au box suivant.
L’autre question que l’on est en droit de se poser est la suivante: les médecins acupuncteurs qui justement, en tant que médecin, sont tenus de poser le diagnostic de la médecine occidentale, ont ils le temps ensuite d’effectuer le bilan énergétique chinois ? De même, quand ils abordent les problèmes de leur patient, sont-ils dans la perspective occidentale (scientifique, matérialiste, mécaniste) ou bien à l’opposé, dans la pensée chinoise (holistique, énergétique) ? Et qu’en est-il, pour ces médecins, du Qi (le Souffle, l’Energie) qui n’a aucune réalité matérielle pouvant se prêter à une expérimentation scientifique ?
« La prépondérance accordée à la philosophie de la connaissance, en faisant triompher l’esprit rationaliste, en Occident, met fin à ces aspects fluides, et invisibles des données pré-rationnelles. L’opposition s’installe entre l’homme, sujet de la connaissance et le monde, objet de la connaissance. Le monde existe indépendant de l’homme. Ce dernier cesse de regarder à travers son souffle (…) L’esprit occidental, avec sa tendance intellectuelle et analytique, est incapable, de toute façon, d’admettre dans son vocabulaire, un mot aussi flexible que le Qi : infiniment grand, infiniment petit, extrêmement vague, extrêmement précis, très commun, terre à terre, technique, ésotérique. » (Itsuo Tsuda, Le Non-Faire, Paris, Le courrier du livre, 1973, p. 14)
Peuple très perspicace, pragmatique et minutieux, les Chinois ont prouvé dans bien des domaines, comme l’astronomie, la rigueur de leurs observations qui s’avèrent exactes 4000 ans plus tard. Le parcours des méridiens sur la surface du corps et la localisation des points d’acupuncture sont si détaillés qu’il n’y a aucune place pour le hasard ou la fantaisie dans tout cela. Il est vrai cependant que leur façon de penser peut dérouter plus d’un rationaliste :
« En réalité, le principe de « non contradiction » qui, dans la démarche cartésienne guide beaucoup de raisonnements, est relativement absent en Chine. Il n’y a pas une seule réponse à un problème donné. Encore aujourd’hui, cet aspect reste frappant dans le mode de pensée chinois où une même phrase peut comporter des arguments successifs qui, à première vue, peuvent nous paraitre contradictoires.
De nouveau, la pensée chinoise apparaît comme plus « globale », encourageant le fameux principe du mariage des contraires. Cet aspect peut, dans certains cas, rendre la démarche chinoise beaucoup plus créatrice… En fait, loin de « l’esthétisme » grec à la recherche d’une version idéalisée de la nature, la science chinoise privilégiera toujours l’aspect « utilitaire » des concepts. Cette absence de « théorisation » systématique a souvent conduit à une sous-estimation de la science chinoise. Paradoxalement, c’est bien dans cette partie du monde qu’ont été réalisés des inventions techniques de premier ordre et, pour l’astronomie, découverts et étudiés de nombreux phénomènes astronomiques tels que les comètes, les taches solaires, les supernovae, etc. » (Jean-Marc Bonnet-Bidaud, 4000 ans d’astronomie chinoise, Belin, 2017, pp. 77-78)
L’Acupuncture Traditionnelle Chinoise est d’essence taoïste et repose sur le Yin et le Yang ainsi que sur une compréhension vécue de ce qu’est le Qi. J’aimerai citer ici Giovanni Maciocia qui, dans son ouvrage, Les principes fondamentaux de la médecine chinoise (éditions Elsevier, p. 43) explique:
« En philosophie et en médecine chinoises, le corps et l’esprit ne sont pas considérés comme un mécanisme (pour complexe qu’il soit), mais plutôt comme un tourbillon d’énergie et de substances vitales qui, grâce à leur interaction, forment un organisme. Le corps et l’esprit ne sont rien d’autre que des formes de Qi. A la base de toute chose se trouve le Qi: toutes les autres substances vitales ne représentent, en fait, que des manifestations du Qi selon des degrés de matérialité variables, qui peuvent aller de la matérialité la plus totale, comme celle des Liquides Organiques, à l’immatérialité la plus pure, comme celles de l’Esprit (Shen). »
On ne peut donc pas comprendre l’action des aiguilles d’acupuncture à moins d’avoir une perception du Qi d’abord dans son environnement, puis dans son corps et enfin dans le corps du patient. Cela implique d’aller au-delà d’une simple compréhension intellectuelle des mécanismes du Souffle, ou des souffles, en explorant son mouvement en soi par la pratique régulière des exercices de Qi Gong (littéralement: « travail du Qi »).
Le sinologue Claude Larre, dans ses Aperçus de médecine chinoise traditionnelle (éditions DDB, 1994, p.59), écrit:
« Le Qi, les souffles, est la force existentielle qui préside à toutes les mutations dans le corps humain, tant sur le plan macroscopique que sur le plan microscopique. Il est l’expression la plus réelle du travail qu’opère dans notre corps le Dao selon les modalités du yin et du yang. Il est comme la primordiale matérialisation du yang au niveau du corps humain. »
Il ajoute:
« L’objet de l’acupuncture, ce sont les souffles, plus précisément la régulation des souffles constitutifs et animateurs de l’homme au sein des souffles constitutifs et animateurs de l’ amas primordial . »
Cela signifie que le rôle de l’Acupuncture Traditionnelle ne consiste pas à combattre une maladie (de la manière ou l’on combattrait un ennemi) mais à comprendre que tout symptôme douloureux, tout dérangement de l’organisme, résulte d’un blocage ou d’une perversion des souffles. Quand on réalise cela, on prend conscience qu’il n’est pas possible de concilier la véritable acupuncture avec la pratique de la médecine occidentale compte tenu de leurs divergences dans l’approche de l’être humain et de la maladie.
Toujours dans le même ouvrage, Claude Larre écrit:
« Pour faciliter la compréhension de l’acupuncture par l’esprit occidental, on a très tôt abandonné en Europe la notion de souffles pour la notion, plus claire a-t-on sans doute pensé, d’énergie. Ce faisant, on a sans aucun doute obscurci bien des textes, multiplié les faux-problèmes, accumulé les explications forcées et oiseuses, considérablement étriqué le champs de l’acupuncture, et, finalement, remplacé une vision de l’homme par une sorte de physique de la vie corporelle. »
Un article du Nouvel Observateur (n° 2473, p. 102) nous apprend que l’Unesco a inscrit l’acupuncture au patrimoine culturel immatériel de l’humanité en novembre 2010. Mais de quelle acupuncture s’agit-il ?
« …il existe en réalité deux sortes d’acupuncture, celle qui consiste à piquer des « points recettes »… et celle de la tradition antique, qui tient compte de principes complexes amenant des résultats beaucoup plus durables. »
(Docteur J.-F. Borsarello, Acupuncture, Masson, 1996, p. v)